2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer

Lorsque Shrieffer arriva au bureau ce matin-là, le service était en ébullition. Daeffers était rouge comme une pivoine. Il courait partout en gueulant. De toute évidence, il s'était passé quelque chose de grave.

— Ça chie des bulles, lui glissa un collègue, quand Shrieffer passa en trombe pour éviter de ce faire intercepter alors qu'il arrivait avec une demi-heure de retard. Tout le monde avait l'air terrorisé. Shrieffer se réfugia dans son bureau et voulut vérifier s'il était concerné en faisant un accès pour voir si des nouvelles de D-61 étaient arrivées, au cas où ce dernier aurait été la cause du carnage. À sa grande surprise, son identification fut rejetée. Un collègue fit irruption dans son bureau et lui dit :

— Surtout, ne touche à rien, on est attaqués.

Le reste de la journée fut épouvantable. Il apparut que le réseau avait été pénétré, et pas par des amateurs. Des téraoctets de donnée étaient partis au paradis des bits. Pire, personne n'osait plus toucher aux sauvegardes. En effet, un premier essai de rechargement avait mis à jour un virus enfoui qui avait tout remis par terre, malgré la mise en place d'une IA de protection pour surveiller les pilotes. Un peu plus tard, une deuxième tentative sur un autre module échoua, avec en prime une compromission irréversible de l'IA mise en jeu. À partir de ce moment, l'ambiance se teinta de panique. La liste préliminaire des dégâts était trop longue, leur étendue trop extensive : c'était une catastrophe. Des dossiers très importants avaient été touchés, étaient-ils détruits ? Contaminés ? Pire, hypothèse cauchemardesque : avaient-ils été volés ? À dix heures, Daeffers, exaspéré, ouvrit la trappe sous les pieds des ingénieurs systèmes en appelant la Sécurité Centrale, sans deviner qu'il frappait en réalité pour de bon aux portes de l'enfer. Les cowboys de la force d'intervention rapide arrivèrent avec leurs IA sur le dos et ils commencèrent par déconnecter tous les câbles. Puis ils prévinrent tout le monde, y compris Daeffers qui manqua s'étouffer de rage, que le premier qui bougeait un cil finissait la journée en tôle. Ensuite, ils commencèrent à analyser la situation, module par module. Ils y perdirent eux aussi quelques IA, mais ils avaient l'air de considérer que c'était normal. Quand cela se produisait, ils sortaient les tournevis et passaient le matériel en mode de déverminage profond. Cependant, ils se firent contaminer encore une paire d'IA à ce jeu. Et là, ils commencèrent à trouver la plaisanterie très mauvaise. À un moment, l'un d'eux jeta au sol et écrasa rageusement à coup de talons sa montre qui s'était mise à sonner sans que l'on puisse l'arrêter, ayant été contaminé à son tour. Du coup, ils déployèrent un brouilleur de réseau sans fil à large bande pour éviter toute contagion par les appareils portables, car l'attaque n'avait pas laissé derrière elle qu'un désordre de champ de bataille, elle avait aussi implanté avec un savoir-faire stupéfiant un capharnaüm redoutable de malwares de dernière génération. En fin de matinée, le directeur du site apparut dans le couloir. La venue d'un homme si haut placé n'était de toute évidence pas de bon augure. Ce dernier réunit tout le monde dans le grand amphithéâtre et, d'un ton sinistre et lourd de menaces qui flanqua une colique à Shrieffer, il fit une annonce qui se résumait en quelques phrases : le service avait été l'objet d'une attaque très violente, tout y avait été ravagé, détruit, contaminé. Il faudrait des semaines pour reconstruire le réseau, les banques de données et les IA, car il fallait nettoyer chaque unité une par une, dans l'espoir de sauver quelque chose. Pire, il s'était avéré qu'en réalité l'attaque avait eu lieu quelques jours auparavant de façon à introduire une procédure pirate et silencieuse dans le système de sauvegarde. Cette procédure, le chef d'œuvre des assaillants, avait provoqué subrepticement le rechargement de toutes les sauvegardes du service et leur effacement ou leur corruption. Le principe était très connu, mais la mise en œuvre avait été particulièrement créative. Les experts de la Sécurité Centrale en étaient admiratifs, ce qui ne présageait rien de bon. Dans la pratique, cela signifiait que seules avaient survécu les données exportées vers d'autres services et quelques fichiers clés qui avaient une sauvegarde découplée du réseau local, comme celle de la comptabilité, de la gestion des ordres et des rapports de mission. À ces mots, un silence de mort tomba sur la salle. Il était clair pour tous que des têtes allaient rouler, et surtout celles de ceux dont il serait démontré qu'ils avaient été par négligence ou par faute à l'origine d'une contamination de cette ampleur. Il fallut deux jours pour remettre un semblant de système en marche. Shrieffer était atterré, il avait perdu tous ses dossiers, en particulier celui, énorme, qu'il avait accumulé sur la gouine noire. Des millions d'heures de vidéo, tant de travail, des dizaines de personnes mises sous surveillance, analysées, manipulées, des centaines de milliers de dollars dépensés, tout était parti, sans même faire un filet de fumé. Au final, ce qui lui donnait secrètement plus que tout mal au ventre, c'était d'avoir perdu ces enregistrements sublimes où les deux filles s'envoyaient en l'air. Il avait passé de longues heures à mouiller l'intérieur de son pantalon en regardant ces scènes qu'il trouvait hallucinantes. Il pouvait encore entendre les échos de leurs cris dans sa mémoire, excitants comme rien au monde auparavant pour Shrieffer, qui était pourtant dans le privé un collectionneur averti de pornographie. Il découvrit cependant que cette perte était en réalité le cadet de ses soucis. En effet, il apparut qu'il avait peut-être lui-même ouvert la faille que l'attaque avait utilisée pour se répandre dans le service. En l'apprenant, il devint malade. Il semblait bien qu'il avait mal appliqué la procédure de verrouillage comme suite à la disparition de D-61 : des canaux de télémétrie n'avaient pas été refermés correctement. Comble de poisse, les souvenirs de l'IA en charge du boulot, qui auraient dû être balayés par la tornade, faisaient partie des rares segments de données que la mise en œuvre d'opérations de restauration hypersophistiquées avait réussi à reconstituer ! Quand Daeffers l'apprit, il couvrit Shrieffer d'injure au téléphone. Par chance, il n'était pas dans les locaux du service, sinon Shrieffer n'osait imaginer ce qui aurait pu se produire pour lui. Pourtant, Daeffers exigea de Shrieffer le silence le plus absolu et prétendit qu'il allait le couvrir. L'enquête ne permit pas de retrouver l'origine de l'attaque. On expliqua que les intrus avaient machiavéliquement refermé leur route derrière eux. Pourtant, en y mettant le temps et les moyens, on parvenait d'habitude à tracer l'origine. Le rapport final conclut que l'intrusion avait été perpétrée par un groupe très bien renseigné et équipé, probablement un autre service secret. Peu soupçonnèrent la raison pour laquelle les investigations furent bâclées : Daeffers avait fait resurgir quelques-uns de ses dossiers les plus précieux pour faire pression sur des membres de la commission. Ainsi, on avorta l'approfondissement d'enquête qui pourtant, à l'inférence suivante dans l'arbre des possibilités, aurait pointé sur un adolescent de dix-sept ans à Santa-Maria d'Almogar.

Il restait une dernière chose à faire pour le gamin en question, hébété par la fatigue après plus de cent heures presque sans dormir. Avant l'aube, il détruisit tout, utilisant pour ce faire une procédure qui réécrivait des milliers de fois des séquences aléatoires sur les supports physiques, réduisant l'ordonnancement moléculaire qui codait l'information à l'équivalent du néant absolu du chaos primordial. Il voulait être certain qu'un dispositif quantique même parmi les plus avancés ne puisse retrouver la trace du signal original. Il effaça ainsi tout le travail qu'il avait fait en préparation de l'opération, y compris les copies de l'IA d'assaut, ainsi que l'arsenal invraisemblable de malwares qu'il avait réuni pour rendre l'attaque aussi sale que possible. Il fut soulagé de se débarrasser de ces choses-là, car on n'était jamais à l'abri d'une erreur de manipulation et, avec le type de logiciel offensif qu'il avait entreposé là, on passait très vite dans la catégorie supérieure des problèmes que l'on pouvait avoir avec du matériel informatique. Cependant, il détruisit l'IA d'assaut avec une pointe de remords, car c'était la chose la plus sophistiquée qu'il ait jamais réalisée. Il avait mis au point et assemblé le moteur de cette entité intelligente lui-même. Il avait conscience que ce qu'il avait accompli était très difficile à faire, surtout par un individu seul, surtout en quelques jours, particulièrement sur une cible aussi bien défendue. Sa confiance en lui-même s'en trouva considérablement accrue. Il était suprêmement ironique que jamais personne ne doive en entendre parler, mais, au cas où des soupçons viendraient à converger vers lui, il ne devait rester aucun indice. Il savait que les forces de l'ordre avaient des moteurs d'inférence sophistiqués et qu'il n'était pas à l'abri d'un tel soupçon, surtout pour un acte aussi illégal que celui qu'il venait de commettre. Pour cette raison, il utilisa le fond d'un vieux bidon comme creuset et y fit fondre le module de télémesure, le fameux mouchard extrait de Rita, en y mettant le feu à quatre reprises à l'aide de quelques litres d'essence, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une masse informe de métal après que le plastique ait brûlé. Quand la scorie fut froide, il l'emballa dans un vieux sac en papier qu'il alla jeter dans une poubelle publique. En fin de compte, le lendemain, pris d'un accès de paranoïa, il se débarrassa des unités centrales qui avaient servi à lancer l'attaque en allant la nuit les enterrer au pied d'un immense remblai dans un chantier à la sortie nord de la ville. Il repassa le lendemain pour vérifier qu'on avait déversé des centaines de tonnes de cailloux à cet endroit et que ce matériel allait au final être enterré sous une nouvelle bretelle de l'autoroute, ce qui lui sembla être le summum de ce que le sort pouvait mettre à sa disposition comme moyen de faire disparaître des objets de cette taille. Il lui sembla alors qu'il pouvait dormir sur ses deux oreilles, mais cette impression ne dura que quelques heures, car il lui vint ensuite l'idée qu'on pouvait le soumettre à un interrogatoire poussé à l'aide de ces nouveaux sérums de vérité dont on parlait de plus en plus dans les médias et qui avaient relégué aux musées la torture physique. D'ailleurs, depuis que ces substances avaient été mises à la disposition des forces de l'ordre, les terroristes se suicidaient toujours plutôt que d'être pris. Michael se dit alors que s'il avait été une IA, il aurait pu se programmer pour oublier ce qu'il avait fait, mais que malheureusement, dans le cas du cerveau humain, l'évolution n'avait trouvé aucune utilité pour ce type de fonction. C'était bien dommage. Ou peut-être pas. De toute façon, il n'y pouvait rien. Il finit par décider qu'il était improductif et néfaste de ressasser cela et cessa d'y penser. Cependant, deux convictions en restèrent imprimées en lui. La première le poussait à préparer l'éventualité qu'on vienne le prendre. La seconde lui disait que si un tel évènement survenait, il lui faudrait décider à quel prix il voulait y survivre, et il savait qu'il n'aurait que très peu de temps pour y réfléchir, ce qui signifiait qu'il devait avoir acquis la plus grande partie de sa résolution à l'avance. À regarder ainsi la mort en face, il changea en profondeur, c'est-à-dire de façon invisible pour son entourage.

Il rendit compte de l'attaque à Morgan. Elle le félicita chaleureusement. Elle lui donna une pleine poignée de puces monétaires, et il resta ébahi, sa tête en tourna presque. Il lui sourit quand elle lui annonça qu'elle avait un autre travail pour lui. S'il avait su d'où provenait tout cet argent, il aurait été abasourdi.